Younès Rahmoun, 'Badiya/Madina'
Intervention de Younès Rahmoun : Badiya/Madina (Campagne/Ville), le 1er mars 2012, dans la cadre des projets off de la 4ème Biennale de Marrakech
« Les Sphères de reconnaissance »
D’ici 2030, deux habitants de la planète sur trois vivrons en zone urbaine, cette situation est inéluctable. L’attrait de la campagne à la ville n’est pas le propos de l’artiste Younès Rahmoun, mais celui de faire en sorte que des mondes se rencontrent et se reconnaissent en empruntant la sphère comme métaphore de l’occurrence.
Invité par le commissaire d’exposition Abdellah Karroum, à réaliser un projet dans le cadre de la biennale off de Marrakech cette année, l’artiste Younès Rahmoun est allé à contre-courant de ce qui est attendu, mais de ce qui est constitutif du quotidien. Il a organisé plusieurs workshops avec les adolescents d’un orphelinat situé à la ville avec un autre collège de campagne 1. Il les a fait se rencontrer autour d’un parcours particulier en zone rurale et après à la ville à l’occasion de cet événement culturel. L’artiste a proposé de créer des situations humaines complémentaires avec ces adolescents et le contexte dans lesquels ils se trouvent. Que ce soit à la ville comme à la campagne, ces adolescents ont les mêmes préoccupations et disposent du même enseignement. Durant les ateliers, l’artiste leur a proposé d’apporter des objets personnels de leur choix, des éléments de leur vie quotidienne, comme une brosse pour laver leurs vêtements, des montures de lunettes, des vêtements pour jouer au foot, un porte-clés…L’artiste a proposé d’en garder la trace en accord avec les adolescents qui ont choisit les lieux pour la mise en scène où ils se sont photographiés, aidés de l’artiste. Les images et vidéos réalisées sont des éléments témoins de cette collaboration de l’ordre du témoignage qui sont également montrées à l’Esav de Marrakech 2 . Les objets que les enfants ont choisit proviennent souvent de la Médina, qui est aussi un lieu de production. Ainsi, l’artiste a choisit un itinéraire bien particulier dans le marché de la capitale du tourisme où ces objets sont réalisés. Au cours des repérages, Younès Rahmoun a rencontré un descendant Sénégalais, marchant, dont le frère avait été élevé dans un de ces deux orphelinats. Inévitablement, l’artiste a demandé à ce marchant de l’introduire auprès de fabricants afin de rendre visible ce qui ne l’est pas et d’introduire ces enfants, à de nouveaux mondes.
Ce parcours a pris la forme d’une déambulation en forme de cercle dans certaines parties où a lieu quotidiennement la bourse aux peaux, devant certains ateliers ou bien là où on répare et fait à la main des ballons de foot ou de rugby en cuir. Cette dernière échoppe est bien sûre celle qui a rencontré un franc succès auprès de ces adolescents qui ont fait ce cercle dans la Médina pour certains, la première fois. L’artiste a souhaité ainsi rendre compte des lieux et des conditions dans lesquelles les babioles sont réalisées et dont les modes de production sont le plus souvent rendus invisibles, tout comme ces enfants qui n’ont pas de vie sociale ou si peu qu’on ne peut rendre compte aujourd’hui du nombre d’orphelins au Maroc comme dans toute l’Afrique tant il est important. Dans les sociétés esclavagistes on n’avait pas de reconnaissance symétrique mais le mécanisme d’inclusion et d’exclusion des gens reste une sphère de reconnaissance. Dans les sociétés modernes ou pour nos types de sociétés, on distingue trois sphères différentes. La première est la sphère de l’amour qui se rapporte aux liens affectifs unissant une personne à un groupe restreint. S’appuyant sur les travaux de Winnicott, le philosophe Axel Honneth insiste sur l’importance de ces liens affectifs dans l’acquisition de la confiance en soi, indispensable à la participation à la vie sociale. La deuxième sphère est juridico-politique : c’est parce qu’un individu est reconnu comme sujet de droits et de devoirs qu’il peut comprendre ses actes comme une manifestation, respectée par tous, de sa propre autonomie. En cela, la reconnaissance juridique est indispensable à l’acquisition du respect de soi. Enfin, la troisième sphère est celle de la reconnaissance sociale, qui permet aux individus de se rapporter positivement à leurs qualités particulières, à leurs capacités concrètes. L’estime sociale, propre à cette sphère, est indispensable à l’acquisition de l’estime de soi. En quoi consiste l’action éducative et sociale auprès des jeunes en difficulté, si ce n’est à travailler autour de la construction ou de la reconstruction des trois sphères de reconnaissance ? A l’heure de la mondialisation, où l’évolution des sociétés modernes s’oriente dans une direction où les conditions du respect risquent d’être considérablement compromises, l’artiste Younès Rahmoun insiste sur l’importance de cette reconnaissance sociale en invitant ces adolescents à sortir de leur condition. Comme le souligne Cynthia Fleury qui cite Axel Honneth 3 , « l’invisibilité sociale est la manière dont s’exerce individuellement la société du mépris. Elle organise la meséstime sociale et rend partout invalide le processus de reconnaissance, par ailleurs nécessaire pour le processus d’émancipation. Refuser à l’autre sa visibilité sociale, c’est ni plus ni moins lui refuser une valeur sociale ».
Cécile Bourne-Farrell, independent curator, Saint-Ouen le 19 mars 2012